Delhaize : l’envers du décor d’un savant plan de comm & business

20/09/2024 | FR / NL

Après des mois de silence, le CEO de Delhaize Xavier Piesvaux a fait une sortie médiatique surprise le weekend dernier, assurant tous azimuts dans la presse que le choix de la franchise était le bon. A coups de chiffres et d’interviews, il se félicite de la réussite de son plan et des résultats encourageants déjà obtenus. Un plan de comm savamment préparé, où l’étiquette de ‘visionnaire’ semble lui coller à la peau. Derrière les lauriers économiques qu’il se lance, il faut aussi se demander sous quel angle on regarde les choses. Dans les faits, ce sont 9.200 personnes qui ont vu leurs conditions de travail se dégrader. Nous apportons aujourd’hui notre éclairage avec d’autres lunettes : nos lunettes sociales, en tant que représentants des travailleurs. 

Faire progresser les ventes via de l’emploi au rabais 

Les magasins convertis depuis un an connaitraient une progression des ventes à deux chiffres et dépasseraient les objectifs initialement fixés, qui semblaient encore inatteignables ces dernières années.  Hip hip hip, hourra ! Mais de quels chiffres s’agit-il ? Du chiffre d’affaires ? Ou du résultat de l’entreprise sur la dernière ligne ? Si c’est de cela dont il s’agit, c’est évidemment facile... Depuis le passage en franchise, le nombre de malades de longue durée a explosé tant la pression quotidienne est insoutenable. Les CDD n’ont pas été renouvelé, beaucoup d’autres CDI sont partis. Tous ces travailleurs « ordinaires, historiques » -  que la direction  peut considérer comme une main d’œuvre plus coûteuse - sont remplacés sur le terrain par une armée de flexi-jobbers ou d’étudiants pendant les heures de pointes. Il est alors évident que le différentiel est important en termes de coûts. Mais cela veut aussi dire que la qualité d’emploi n’est plus là, passant d’emploi fixe à de l’emploi au rabais. Peut-on qualifier cela de réussite ?  Dans un secteur qui emploie une main d’œuvre peu qualifiée, fidèle et loyale, c’est clairement un signal que demain le secteur ne sera plus synonyme d’emplois de qualité mais de petits jobs complémentaires. Rien de rassurant pour les centaines de milliers de d’hommes et de femmes qui y font carrière et qui en vivaient jusqu’à présent !

On nous dira que nous n’avons pas de chiffres concrets à fournir. C’est vrai. Nous n’y avons plus accès depuis un an et demi, ayant été écarté du jeu par Delhaize. La franchise, c’est un monde opaque où la concertation sociale est absente et les chiffres qui y sont relatifs, encore plus. Sur le terrain, les « délégués » qui restent sont également mis sous une telle pression qu’il est devenu très difficile pour eux de fonctionner et d’obtenir des informations à caractère collectif. Ce que nous savons en revanche, c’est que partout dans le pays nous recevons des échos de travailleurs qui sont à bout et qui racontent, qui viennent dans nos services juridiques pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail et des promesses faites par Delhaize et non tenues par les franchisés. Même s’il est vrai que certains travailleurs ont eu la chance de tomber chez un chouette franchisé, ce n’est pas le cas de bon nombre. La réalité des autres, ce sont des changements d’horaires en permanence, des ouvertures tardives et du dimanche (et le non-respect des compensations prévues dans ce cadre), une pression constante pour toujours plus de flexibilité, de la polyvalence à l’excès, un manque de clarté sur les fiches de paie, de la surveillance et des méthodes qui frôlent parfois le harcèlement, le tout dans un contexte où les interlocuteurs sociaux ont été habilement décapités. 

Et si on parlait d’autres chiffres : ceux qu’auraient coûté un vrai plan social ? 

Evidemment tout n’est pas que progression. L’opération de franchise (via les actions commerciales menées afin de soutenir les magasins affiliés, les loyers gratuits, etc.) aurait coûté 400 millions d’euros à Delhaize, c’est ce qui ressort des chiffres publiés pour l’année 2023. Une belle perte et pourtant, ils disent ne pas regretter leur choix... 

Pourquoi ? Et bien, parce qu’à travers cette stratégie de passage en franchise, Delhaize s’est débarrassé de son passif social : le personnel de Delhaize.  Si Delhaize avait réellement assumé ses responsabilités en tant qu’employeur et négocié un plan social avec une fermeture de magasin avec passage en franchise postérieurement, la note aurait été bien plus élevée. 

Ici, le risque est à présent couru par les franchisés qui ont repris la main directement. Pour le grand public, pas de licenciement ! Pour les travailleurs : des pressions, des dégradations des conditions de travail et des risques importants de faillite , dans lesquels ils perdraient tous leurs droits accumulés au cours des années. De commerçants et employeurs, Delhaize est devenu distributeur de marque, ayant pratiquement droit de vie et de mort sur ses franchisés. Rappelons qu’au moment de la décision unilatérale de passer en franchise, Delhaize continuait d’engranger des bénéfices et était loin d’être en difficulté. 

Pour la petite histoire, si Delhaize a pu trouver des franchisés si rapidement , c’est parce qu’il les a recruté à l’intérieur de son personnel ou chez des entrepreneurs qui avaient déjà un ou plusieurs magasins en franchise (ce qui en pratique crée du dumping social à l’intérieur des commissions paritaires du commerce). De vrais nouveaux franchisés, il en est finalement peu question.

A nouveau si Delhaize a pu « recruter » si vite, c’est aussi parce que certains futurs franchisés ont reçu des ponts d’or en réductions de loyers et en actions commerciales diverses . Sinon ils n’auraient jamais accepté. On peut donc légitiment s’interroger sur le fait qu’une fois l’effet des ponts d’or passés, les comptes seront encore équilibrés. Pour cela , il aura fallu réduire la voilure du personnel, c’est-à-dire avoir écarté à bon marché les travailleurs « historiques » Delhaize, jugés trop couteux et pour cela tous les moyens sont bons… Du moment que cela ne coute pas. La menace de la faillite étant déjà brandie à toute une série d’endroits. 

De respect des travailleurs et de la concertation sociale, il n’en a jamais été question

Cette opération finement menée a été une première à bien des niveaux, notamment par rapport à la violence des méthodes utilisées par la direction. Rappelons quand même qu’au moment des actions de grève, Delhaize n’a pas hésité à faire intervenir services de sécurité lors de réunions syndicales, à faire appel à la police, à interpeller tous les tribunaux du pays pour des ordonnances (ce qui était encore du jamais vu), à s’obstiner dans un mutisme déroutant. Jamais aucun employeur n’avait à ce point craché sur la concertation sociale. Jamais les libertés syndicales n’avaient à ce point été bafouées. De respect, de leur part, il n’en a jamais été question. 

Aujourd’hui, la justice nous donne peu à peu raison. Voici plusieurs mois, le SETCa avait introduit plusieurs recours concernant la procédure élections sociales pour les magasins Delhaize déjà franchisés à la date X-35. Toutes les entreprises en Belgique comptant plus de 50 travailleurs sont en effet tenues d’organiser tous les quatre ans des élections afin d’élire un CPPT (comité pour la prévention et la protection au travail). Le conflit Delhaize et le passage en franchise des magasins a créé des zones d’ombres et permis à certains employeurs de contourner habilement les règles pour ne pas organiser d’élections sociales en leur sein, même si le nombre de travailleurs transférés en vertu de la CCT 32 bis était supérieur à 50 travailleurs. Nous avons directement contesté le vide juridique qui y était lié. Une nouvelle décision vient d’abonder dans notre sens : il y a désormais neuf jugements qui nous sont favorables chez Delhaize et qui obligent à organiser la concertation sociale. Même s’il s’agit là d’une victoire, c’est une maigre compensation en comparaison aux décisions judiciaires déroutantes qui ont lourdement porté atteinte au droit de grève au moment crucial du conflit. 

L’avenir du commerce : ouvertures du dimanche et modèle franchisé ? 

Pour le CEO de Delhaize, la franchise devrait devenir la norme. Quant au travail du dimanche, ce serait également la tendance à généraliser. Ce qu’il oublie de préciser lorsqu’il parle de résultats à deux chiffres, c’est que les ouvertures du dimanche font au final baisser les chiffres d’affaires sur la semaine. En ouvrant le dimanche, ils piquent également des parts de marché à leurs concurrents qui jouent encore le jeu correctement. Cela provoque un effet papillon mais de cela, Xavier Piesvaux ne s’en soucie guère. Lorsqu’on ouvre de gros magasins comme certains Delhaize de plus grande importance le dimanche, les gens n’iront pas faire des petites courses, ils iront faire de grosses courses. Au final, ce sont des recettes qui ne vont plus se retrouver le vendredi ou le samedi dans les caisses d’autres enseignes. Au-delà de l’effet papillon, il y a aussi un effet boule de neige. C’est la course à plus de services, plus de flexibilité, plus de contrats précaires… En travaillant le dimanche avec des conditions non encadrées socialement, Delhaize et sa clique de franchisés sont occupés à faire un dumping social qui va forcer toute la distribution à travailler le dimanche, avec l’aide du futur gouvernement. Ce sont les conditions de travail de tout le secteur du commerce qui sont tirées vers le bas. 

Jouer à la roulette avec les commissions paritaires 

L’un des problèmes majeurs de cette situation réside dans le paysage actuel des commissions paritaires du commerce et leurs champ de compétences. Selon Delhaize, tout est très bien comme cela, il ne faut pas changer la situation. Parce qu’ils jouent avec...

Chez les repreneurs, on en retrouve une floppée qui ont plusieurs magasins en même temps et qui donc dans les faits, emploient plus de 50 travailleurs. Et pourtant, ils se retrouvent sous la CP 202.01, celle du commerce de détail, où les conditions de travail sont bien plus flexibles et avantageuses pour le portefeuille des patrons. A travers cette opération de franchise, Delhaize a ainsi triché et faussé tout le jeu des commissions paritaires. Les CP de détail devraient être exclusivement réservées à des entreprises qui - seules ou dans un groupe lié - ont moins de 50 travailleurs. 

Ces dernières années, on constatait déjà que la CP de la grande distribution (CP 202 – 53.649 travailleurs en 2022) perdait de plus en plus d’emplois, au contraire de la CP du commerce de détail (202.01 – 8.212 en 2022) qui est la plus petite mais qui en gagne. Delhaize a donné un coup d’accélérateur supplémentaire à cette mouvance. 

Ce jeu des commissions paritaires ne cesse de mettre sous pression les conditions de travail de l’ensemble du secteur. Voilà pourquoi nous demandons depuis plusieurs années d’entamer un dialogue à ce sujet avec Comeos, la fédération des employeurs du commerce. 

Alors, la décision de Delhaize était-elle la bonne ? 

Pour le SETCa, la décision de passage en franchise était une erreur. 18 mois plus tard, nous le répétons. La conclusion qui peut être apportée au vu des éléments évoqués ci-dessus, c’est que ce plan tombé comme une météorite sur la tête des travailleurs et sur tout un secteur laissera des traces. Que ce soit en termes de conditions de travail, de contrats de travail, de concurrence avec les autres enseignes, de bien-être et d’avenir de tout un secteur : il n’est question que de dégradation. Non, l’exemple de Delhaize n’était pas celui à suivre et ne le sera jamais. 

Mr Piesvaux peut continuer à scander «  non , je ne regrette rien ». La réalité , c’est que lui et le groupe hollandais Ahold, ont d’un coup d’un seul jeté tout un secteur dans la précarité. 

Mr Piesvaux, vous avez tout à regretter. 


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